Un légume méconnu aux racines bien genevoises
Dans les étals de fin d’année à Genève, entre les choux frisés et les céleris-raves, un légume intrigue par son apparence élégamment frisée et ses côtes ivoirines : le cardon. Légèrement amer, délicatement fondant lorsqu’il est bien cuisiné, le cardon est pourtant souvent relégué au rang des « légumes oubliés ». Pourtant, il a sa propre AOP, une tradition culinaire forte et un rôle qui ne demande qu’à se réinviter à nos tables. Alors, pourquoi ne pas redécouvrir l’un des joyaux du patrimoine potager genevois ?
Un savoir-faire local labellisé AOP
Le cardon épineux argenté de Plainpalais, de son nom complet, bénéficie depuis 2003 d’une Appellation d’Origine Protégée (AOP). Un label qui ne se décroche pas sans effort… ni sans amour. Issu d’un croisement de variétés méditerranéennes adapté depuis plus de deux siècles au terroir genevois, le cardon épineux est cultivé dans une zone géographique précise, entre le Rhône et l’Arve, sur les sols fertiles de la Plaine de Plainpalais.
À la différence de son cousin le cardon commun, souvent plus gros et amérisant, le cardon genevois se distingue par ses côtes fines, sa saveur plus douce et, surtout, ses épines, que les maraîcher·ère·s s’engagent à conserver car elles font partie du cahier des charges de l’AOP. Oui, cela complique un peu la récolte (et la préparation), mais c’est aussi ce qui en fait un légume si unique.
Une culture exigeante, portée par des passionné·e·s
« Le cardon, c’est un légume qui vous le rend si vous le respectez. Mais il n’aime pas qu’on le presse », sourit François Degoumois, maraîcher à Plan-les-Ouates dont la famille cultive du cardon depuis trois générations. Il faut commencer par blanchir les plants dès la fin novembre, en les couvrant de terre ou de feuilles sèches pendant deux à trois semaines. C’est ce procédé, lent et soigneux, qui attendrit la fibre du légume, réduit son amertume et donne cette texture fondante si caractéristique.
La récolte se fait à la main, souvent dans le froid, juste avant les fêtes de fin d’année. Ensuite, vient l’épluchage, une étape fastidieuse mais incontournable pour retirer les épines et les filaments. Bref : un travail de patience que peu de producteurs sont encore prêt·e·s à endosser aujourd’hui.
Un plat phare des réveillons genevois
Le cardon fait figure d’incontournable dans le repas de Noël traditionnel genevois, souvent gratiné à la crème et au gruyère. Une recette simple mais réconfortante, inscrite dans le patrimoine gourmand de la région depuis le XIXe siècle. À l’époque, les cardons étaient servis comme plat d’accompagnement, souvent avec de la volaille ou du gibier, un usage qui perdure aujourd’hui encore. Mais pourquoi ne pas explorer d’autres façons de le cuisiner ?
Le chef Éric Schaer de la Table des Roys à Carouge en a fait sa spécialité hivernale : « Je travaille le cardon comme un artichaut. En purée, en ravioles, braisé avec un filet d’huile de noisette ou encore en pickles pour réveiller une assiette de fromages. Sa subtilité permet vraiment de sortir du cliché du gratin.”
Un légume qui coche (presque) toutes les cases
Sur le plan nutritionnel, le cardon est une pépite encore trop discrète. Faible en calories, riche en fibres et en minéraux (potassium, calcium, magnésium), il participe à la bonne santé articulaire et digestive. Sa teneur en cynarine – la même substance active que dans l’artichaut – lui confère également des propriétés stimulantes pour le foie.
Mais là où le cardon se démarque surtout, c’est par sa traçabilité et son impact environnemental limité. Cultivé localement, disponible uniquement en saison, il répond aux préoccupations croissantes des consommatrices et consommateurs romand·e·s en matière de circuits courts et de gastronomie durable.
Une production sous tension, mais un regain d’intérêt
Il reste aujourd’hui moins d’une dizaine de producteur·rice·s certifié·e·s AOP à Genève. Une donnée inquiétante pour la sauvegarde de ce patrimoine vivant, mais qui commence à évoluer. Ces deux dernières années, la demande en cardons AOP a légèrement augmenté, notamment grâce aux efforts de promotion menés par la Fondation Genève Terroir et les restaurateurs locaux.
« On sent qu’il y a une curiosité nouvelle, surtout de la part des jeunes chefs et des clients fins gourmets », observe Camille Brocard de la ferme urbaine La Julienne, qui teste cette année sa première micro-production sur des bacs surélevés. « C’est un peu comme un vin nature : brut, local, et il faut apprendre à l’apprécier. »
Et si vous en cuisiniez vous-même ?
Vous êtes tenté·e par l’aventure ? Voici quelques conseils pour démarrer :
- Préférez les cardons certifiés AOP : leur qualité gustative et leur traçabilité valent largement les quelques francs de plus.
- Pensez à enfiler des gants pour l’épluchage. Les épines sont réelles, et tenaces !
- Faites-les dégorger dans de l’eau citronnée avant cuisson pour éviter l’oxydation.
- Ne les faites pas trop cuire, sinon ils perdent leur tenue. Un bon blanchiment suivi d’un passage au four suffit.
Si vous ne vous sentez pas prêt·e à les préparer cru, plusieurs maisons genevoises les proposent déjà blanchis ou en conserve, notamment en période de fêtes. Un moyen accessible pour goûter avant d’adopter.
Un trésor culinaire à valoriser ensemble
Plus qu’un simple légume, le cardon genevois est un trait d’union entre l’histoire agricole de la région et les aspirations actuelles vers une alimentation plus durable, plus locale et plus consciente. Son retour en grâce, encore timide, mérite d’être encouragé – que ce soit par les consommateur·rice·s, les professionnel·le·s de la restauration, ou les élu·e·s en charge de la politique agricole régionale.
Car au fond, qu’est-ce qu’un terroir, si ce n’est la volonté partagée de préserver ce qui nous relie à notre sol, notre histoire et notre goût collectif ?
Le cardon n’a rien d’un produit exotique ou d’une lubie gastronomique. Il est là, à portée de main, enraciné dans les terres genevoises depuis plus de deux siècles. Il attend simplement que l’on prenne le temps – à nouveau – de le regarder, de le goûter… voire de le transmettre.
