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Exit suisse romande : un mouvement culturel en pleine mutation

Exit suisse romande : un mouvement culturel en pleine mutation

Exit suisse romande : un mouvement culturel en pleine mutation

Il y a quelques années encore, lorsqu’on parlait de sortir en Suisse romande, les destinations culturelles de référence tournaient souvent autour de Lausanne et Genève. Aujourd’hui, un vent nouveau souffle sur la scène culturelle romande. Entre événements hybrides, espaces éphémères et renouveau des circuits alternatifs, le mouvement « Exit Suisse romande » illustre ces nouvelles dynamiques. Décryptage d’un virage culturel qui dit beaucoup sur l’évolution des sensibilités locales et des aspirations citoyennes.

Des lieux « hors cadre » en effervescence

À Lausanne, le collectif Crâne Lab investit depuis fin 2022 un ancien entrepôt à proximité de Sévelin. Derrière les graffitis assumés et les installations sonores bricolées, se cache une volonté claire : créer un espace de partage artistique où les barrières entre public, créateur·rice·s et institutions sont volontairement brouillées.

“On veut sortir d’une logique de programmation figée”, affirme Anaïs Haldimann, cofondatrice du lab. “Ici, le public co-construit l’offre culturelle avec nous, que ce soit via des ateliers, des performances participatives ou de la simple présence.”

Ce discours trouve écho ailleurs : à Fribourg, le projet Matière Première, soutenu par la Ville, transforme un ancien site industriel en hub pluridisciplinaire. À Neuchâtel, c’est le Studio Sellières qui propose lectures, DJ sets minimalistes et projections documentaires… dans un ancien garage automobile.

Des formats repensés pour un public en quête de sens

La multiplication des formats itinérants ou expérimentaux répond à une attente forte : sortir d’un cadre de consommation culturelle classique pour revenir à des formes d’expressions plus organiques, accessibles et ancrées dans un territoire.

À Yverdon-les-Bains, le mini-festival Souffle Court fait le pari de proposer chaque mois une programmation surprise dans des lieux tenus secrets jusqu’à la veille. Les artistes eux-mêmes ne connaissent parfois les contraintes techniques du lieu qu’au dernier moment. Une prise de risque qui, loin de rebuter, attire un public curieux et impliqué.

“On voulait revenir à l’essence de la performance : une rencontre imprévisible dans un lieu qui vit, pas une boîte noire standardisée”, analyse Elias R., metteur en scène associé au projet. “Le fait que les spectacles deviennent des souvenirs communs, vécus presque en clandestinité, crée une forme de communauté culturelle très forte.”

Quand les jeunes délaissent les grandes scènes

Dans un rapport de 2023 publié par Pro Helvetia, 64 % des jeunes de moins de 30 ans interrogé·e·s déclarent préférer les événements culturels de petite envergure à ceux proposés par les grandes institutions. Ce chiffre, bien qu’à prendre avec prudence, illustre une modification du rapport à la culture.

Derrière ce choix, plusieurs facteurs :

Émilie, étudiante à l’ECAL, le résume bien : “Je me suis lassée des expositions figées. J’ai envie de vivre quelque chose, de sentir que c’est unique et que je fais partie du moment, pas juste spectatrice.”

Un ancrage local revendiqué

Au-delà des formes, c’est aussi le contenu qui change. À travers le prisme de l’écologie, des luttes sociales ou de la mémoire locale, les artistes proposent des narrations profondément enracinées dans leur lieu d’origine. À Delémont, l’artiste visuel Yanis Egger a ainsi transformé une ancienne friche ferroviaire en parcours sonore retraçant les récits oubliés des cheminot·e·s de la région.

“Il ne s’agit pas de faire beau pour faire beau. Il s’agit de poser des questions, de réveiller des souvenirs collectifs, et d’inviter les habitants à construire du sens avec nous”, souligne-t-il.

Certaines communes ne s’y trompent pas : à Rolle, un budget participatif a permis de financer une série d’installations artistiques dans la rue – temporaire à l’origine, le projet a été reconduit suite à l’enthousiasme des riverain·e·s. Et à Sion, le festival Panorama fait la part belle aux interventions artistiques dans les quartiers périphériques habituellement moins desservis culturellement.

La digitalisation, oui, mais autrement

Face à la tentation de la culture tout numérique (podcasts, streaming, etc.), les acteurs de ce nouveau courant culturel suisse romand ne ferment pas la porte, mais choisissent des approches complémentaires.

L’exemple de l’application Échos, développée à Genève, en témoigne : en scannant un QR code dans la rue, les passants découvrent des micro-fictions sonores qui racontent des histoires liées à l’endroit exact où ils se trouvent. Le numérique devient ici un outil de réappropriation du réel plutôt qu’un échappatoire virtuel.

“Ce n’est pas une application comme les autres. Elle ne pousse pas à rester scotché·e à un écran mais à lever les yeux, écouter, ressentir”, souligne son concepteur, Amadou Djakité.

Ainsi, la plupart des acteurs culturels « Exit » intègrent les technologies lorsqu’elles permettent de renforcer une expérience in situ ou de valoriser les particularismes locaux, plutôt que de les diluer dans un flux globalisé.

Des tensions avec les institutions établies ?

Cette effervescence périphérique ne se fait pas sans friction avec les circuits culturels plus traditionnels. Certaines institutions voient ces mouvements comme concurrentiels ou difficilement contrôlables. D’autres, en revanche, osent la collaboration.

Le Théâtre de Vidy à Lausanne a par exemple invité plusieurs collectifs “hors cadre” à intervenir dans ses murs lors de la saison 2023. “La culture ne peut pas rester figée sur ses acquis. Il faut des porosités entre les mondes, sinon on devient un musée de nous-mêmes”, déclarait alors son directeur Vincent Baudriller.

Une dynamique similaire est en train d’émerger à La Chaux-de-Fonds, où le Centre de culture ABC co-construit actuellement sa prochaine saison avec des acteur·rice·s de rue et des musicien·ne·s underground locaux.

Romandie périphérique : de la marge au moteur ?

Une constante se dégage : l’impulsion ne vient plus uniquement des centres urbains. Des villages et petites villes deviennent des terres de création. À Orbe, le festival Champs Libres fait converger théâtre de rue, photographie rurale et expériences culinaires locales. À Bienne, les artistes s’emparent d’anciens garages automobiles pour créer des galeries expérimentales trilingues, et à Martigny, le collectif Bas-Fond transforme une station-service désaffectée en scène électronique éco-responsable.

Cette redéfinition géographique promet d’élargir durablement la carte culturelle romande. Les jeunes porteur·euse·s de projet y voient des opportunités d’agir là où les loyers sont plus accessibles, et surtout où les liens communautaires permettent une implication rapide et directe.

Un mouvement miroir de transformations sociales

Ce nouveau souffle culturel romand n’est pas qu’une question de forme. Il est le reflet d’un désir de changement plus large. Le besoin de lien, d’appartenance, d’ancrage local, mais aussi de remise en question des rapports traditionnels à l’autorité ou à l’expertise.

Le phénomène « Exit » traduit une volonté de créer des espaces autonomes, souples, créatifs – mais aussi équitables et respectueux des limites sociales et environnementales. En ce sens, il rejoint d’autres dynamiques contemporaines : agriculture contractuelle de proximité, coopératives d’habitat, monnaies locales… Autant de formes de reprise collective du pouvoir d’agir.

Alors, faut-il y voir un désengagement des institutions ? Pas nécessairement. Le mouvement pousse plutôt à leur renouvellement. “C’est un appel à plus d’horizontalité, à des formats moins hiérarchiques et plus dialogiques, y compris dans le champ artistique”, estime Marie-Claude Dittrich, sociologue de la culture à l’Université de Lausanne.

Dans cette perspective, loin d’un repli sur soi, « Exit Suisse romande » pourrait bien être le début d’une culture en transition – ancrée, curieuse, engagée et vivante.

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