Une pression croissante sur le paysage énergétique romand
Entre les hivers rigoureux passés sous surveillance, les annonces d’économies d’énergie et les projets de transition qui peinent à émerger, la Suisse romande n’échappe pas aux pressions qui secouent le paysage énergétique européen. Bien que souvent réputée pour sa stabilité et son efficacité, notre région se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Comment assurer un approvisionnement sûr et durable tout en respectant les engagements climatiques ? La réponse exige un état des lieux lucide… et des choix courageux.
Le débat énergétique peut sembler technique, voire opaque. Pourtant, il nous concerne toutes et tous. Car derrière les kilowattheures, ce sont nos modes de vie, nos logements, notre mobilité et nos industries qui sont en jeu. Et si, pour une fois, on regardait les enjeux non pas « de loin », mais à travers ce qui se joue ici, en Suisse romande ?
Une dépendance persistante aux énergies fossiles
Premier constat : malgré les efforts de sensibilisation et les ambitions affichées dans le Plan Climat Cantonal, notre mix énergétique reste largement tributaire des énergies fossiles. Selon l’OFEN (Office fédéral de l’énergie), environ 40 % de l’énergie consommée en Suisse en 2022 provenait encore du pétrole et du gaz naturel. En Suisse romande, cette part varie légèrement selon les cantons, mais reste préoccupante.
Prenons l’exemple du canton de Vaud : en 2021, le pétrole représentait encore 38 % de la consommation d’énergie finale du canton, avec des impacts directs sur le chauffage résidentiel et la mobilité individuelle. Les bâtiments construits avant 1980 – très nombreux dans certains quartiers de Lausanne, Yverdon ou Neuchâtel – sont souvent gourmands en énergie et peu rénovés.
Quant au gaz naturel, il joue toujours un rôle central dans l’approvisionnement hivernal. Pourtant, cette source reste fortement liée aux importations, ce qui rend le système vulnérable aux instabilités géopolitiques, comme l’a montré la guerre en Ukraine.
L’électricité : abondante mais sous pression
La Suisse a la particularité d’avoir un système électrique fortement décarboné. Plus de 60 % de l’électricité provient de l’hydroélectricité, et une grande partie du reste est d’origine nucléaire. Du point de vue du climat, c’est un atout. Mais derrière cette apparente abondance, les défis sont nombreux.
D’une part, la production hivernale reste insuffisante. Les barrages, souvent conçus pour stocker l’eau en été et la turbinée en hiver, peinent à suivre la demande lorsque les températures chutent. D’autre part, l’essor du numérique, du chauffage électrique et du développement de la mobilité électrique tire la demande vers le haut.
Or, comme le rappelle Judite Jacot, ingénieure énergie indépendante basée à Fribourg : « Ce n’est pas tant une question de production annuelle, mais de pointes de puissance. Si tout le monde recharge sa voiture à 19h en janvier, le réseau ne tient pas ». Un enjeu crucial auquel s’attaquent plusieurs projets pilotes sur la « flexibilité énergétique », notamment à Genève et Neuchâtel.
Les énergies renouvelables locales : un potentiel sous-exploité
En matière de production d’énergie renouvelable, la Suisse romande dispose de ressources variées, mais encore peu mobilisées à grande échelle.
- Solaire photovoltaïque : Le potentiel reste énorme, notamment sur les toits des zones urbaines. L’objectif fédéral est d’atteindre une production solaire de 35 TWh d’ici 2050, soit environ 10 fois plus qu’aujourd’hui. Certains cantons, comme Genève ou le Valais, ont déjà mis en place des obligations de panneaux solaires sur les nouvelles constructions. Mais le rythme reste lent, freiné par des démarches administratives complexes et un manque de coordination locale.
- Géothermie : Longtemps marginalisée, la chaleur issue du sous-sol revient sur le devant de la scène. À Lancy (GE), le projet « Géothermie 2020 » illustre les promesses d’un approvisionnement local et bas carbone. D’autres communes étudient actuellement la faisabilité de ce type d’installation.
- Biomasse : Issues des déchets agricoles ou du bois régional, ces technologies sont matures mais souvent peu soutenues. Dans le Jura, une coopérative villageoise a réussi à chauffer 80 % de son centre grâce à une chaufferie à bois. Mais ces exemples restent l’exception plus que la règle.
L’efficacité énergétique, souvent qualifiée de « première source d’énergie », reste aussi un levier sous-utilisé. Une rénovation énergétique bien conduite peut réduire la consommation d’un bâtiment de 30 à 60 %. Pourtant, en 2022, seuls 1,2 % des bâtiments romands faisaient l’objet d’une rénovation complète chaque année. Trop peu.
Et si la sobriété était (aussi) une solution ?
On parle souvent de technologies, de panneaux et de kilowattheures. Mais plus discrète, une autre manière de répondre à la crise énergétique s’invite dans la discussion : la sobriété.
Loin d’un retour au Moyen-Âge, la sobriété propose une optimisation des usages. Utiliser moins, différemment, mieux. À Genève, des entreprises comme SIG ont proposé des programmes incitatifs : primes à l’électroménager performant, coaching énergétique pour les PME, outils de suivi de consommation en temps réel… Résultat ? Une baisse moyenne de 10 % chez les particuliers engagés dans les démarches.
La commune de Rolle, elle, a lancé en 2023 un projet pilote de quartier « économe en énergie » où ce sont les habitants eux-mêmes qui participent à la conception et à la régulation de leur consommation collective. Une trentaine de foyers sont impliqués : une preuve que la sobriété peut aussi rimer avec innovation citoyenne.
Infrastructures et gouvernance : les grands chantiers invisibles
Transition énergétique rime aussi avec logistique. Et sur ce front-là, les défis sont parfois moins spectaculaires, mais tout aussi décisifs :
- Réseaux de distribution : La multiplication des installations photovoltaïques et des pompes à chaleur impose une modernisation rapide des réseaux locaux. Plusieurs gestionnaires de réseau romands alertent sur le retard accumulé dans leur capacité à absorber les nouvelles formes de production décentralisée.
- Gouvernance énergétique : Les compétences en matière d’énergie sont partagées entre la Confédération, les cantons et les communes. Ce morcellement ralentit souvent les décisions, surtout lorsqu’il s’agit de planifier à long terme. Pourtant, des initiatives comme le programme Cité de l’énergie ou les projets territoriaux d’envergure témoignent d’un potentiel de coordination, pour peu qu’on lui en donne les moyens.
« Si on veut réussir la transition, il faut aussi former, coordonner et décloisonner », insiste Andréa Vocat, urbaniste et conseillère en politiques énergétiques. Un défi qui dépasse les techniques pour toucher à notre manière collective de faire projet.
Le rôle des citoyen·ne·s : entre engagement et ras-le-bol
Face à la complexité des enjeux, l’un des risques est le décrochage citoyen. Trop d’informations, trop de contradiction, trop d’injonctions. Pourtant, les Romand·e·s ne sont pas indifférent·e·s à la question énergétique. Plusieurs sondages montrent un fort soutien aux énergies renouvelables, et une majorité de la population prête à changer une partie de ses habitudes… si elle s’y retrouve.
C’est là que la transparence, la pédagogie et l’ancrage local deviennent essentiels. Des plateformes comme Énergie-avenir (Fribourg) ou des programmes comme Impact Living (Lausanne) cherchent justement à redonner les clés d’action aux citoyen.ne.s. En face, le monde politique devra aussi clarifier sa feuille de route, pour éviter les embouteillages réglementaires et redonner un cap clair.
Ce que nous montrent nos territoires
Qu’il s’agisse de chauffer un village jurassien ou de rénover un quartier urbain, la transition énergétique en Suisse romande ne pourra pas s’appuyer uniquement sur des solutions prêtes à l’emploi. Elle prendra forme dans l’imbrication des particularités locales : géographie, densité, tissu socio-économique, offre de formation, volonté politique.
Les exemples existent. Ils sont parfois discrets, mais bien réels. Et s’ils ne changent pas seuls le système, ils montrent ce que pourrait être une énergie romande : plus locale, plus sobre, plus inclusive.
Le défi est de taille, mais la marge de manœuvre aussi. Une chose est sûre : l’énergie n’est pas qu’une affaire d’experts. C’est aussi — et peut-être surtout — une affaire de société.
